Axe 2 - Images et médiations architecturales et urbaines

 La présence des destinataires dans les documents de projet ;
 Les images de l’espace public formées par les élus et les habitants ;

Cet axe est le prolongement de la problématique élaborée durant les années précédentes et portant sur les médiations employées par les acteurs de l’architecture et de l’aménagement urbain. Par médiations, nous entendons tout un ensemble d’éléments qui interviennent dans la fabrication, notamment symbolique, du projet d’architecture et d’urbanisme, aussi bien les agents qui sont à l’œuvre dans la conception ou la critique, que les contextes de ces processus ou encore les mots, les images ou les nombres à travers lesquels ces projets sont élaborés, diffusés, exposés, critiqués, etc. Ces éléments, inscrits entre la production et la réception des projets, interagissent les uns avec les autres [1].

A travers l’étude de la presse professionnelle et grand public, des œuvres imprimées, des plaquettes de présentation de projet aussi bien que des échanges entre acteurs, nous avons pu analyser différentes situations et médiations essentielles dans la production d’objets architecturaux et urbains. Par exemple, la recherche " Identités professionnelles et images médiatiques " s’est intéressée à la façon dont l’identité professionnelle des architectes se structure autour d’une manière de représenter l’architecture et son exercice. Celle-ci adopte une posture spécifique, pouvant s’avérer symétrique à celle qui apparaît dans les images préférées des petits commanditaires privés, telles que la presse les expose [2].

Dans la perspective pragmatique que nous adoptons, les images constituent un terrain pour comprendre les interactions entre les acteurs et nous cherchons à étudier leur emploi au sein du monde de l’architecture. La recherche sur les " images spatiales " [3], par exemple, met en lumière la relation particulière que des concepteurs ou des élus entretiennent avec ces médiations, relation fondée à la fois sur leur position dans ce projet et sur leurs cultures professionnelles respectives. Aussi la mobilisation de différentes cultures et outils par les intervenants dans les projets est-elle une question importante pour notre recherche. Enrico Chapel l’a étudiée dans sa thèse de doctorat, en mettant en scène le rapport que les urbanistes ont entretenu avec l’imagerie statistique (chiffres, cartes et diagrammes) durant la première moitié du 20ème siècle [4]. Au-delà des pratiques de visualisation spécifiques, il a pu éclairer la mise en forme des grilles d’interprétation des problématiques urbaines qui sont à l’origine de notre manière de penser la ville.

Les images iconiques constituent ainsi un point fondamental de la culture des architectes et un point de convergence des différents acteurs [5]. Mais si notre approche s’appuie sur l’idée que le visuel, essentiel pour comprendre la société contemporaine, l’est à fortiori pour comprendre le fonctionnement du monde de l’architecture et de l’urbanisme, nous accordons également une place importante à l’analyse du discours verbal, vecteur des échanges entre les acteurs [6].

Les images, verbales ou iconiques, nous intéressent en outre comme objets à part entière. Produites au sein du monde de l’architecture et de l’urbanisme, elles sont pour nous des œuvres au même titre que des projets ou des bâtiments, et pas seulement des traces, des médiums ou des représentations de ceux-ci. C’est à ce titre que nous les avons étudiées dans une approche historique des savoirs [7] portant sur l’œuvre publiée de l’historien des villes Pierre Lavedan [8]. Ce travail met à jour les tensions auxquelles est soumis un discours sur la ville quand il a l’ambition de s’ouvrir à l’action en même temps qu’il prétend à la scientificité. Ici, le livre est considéré comme une énonciation, c’est-à-dire comme un " événement historique constitué par le fait qu’un énoncé a été produit " [9]. Cet événement constitue en lui-même une prise de position au sein du monde de l’aménagement, un phénomène relevant des interactions entre acteurs, selon la formulation de Pierre Bourdieu lorsqu’il envisage les aspects les plus formels des textes littéraires comme les expressions de controverses au sein d’un champ [10].

Nous considérons ainsi que les images s’inscrivent dans des contextes multiples, relevant d’une part de la diachronie, marquée par l’inertie de certains modes de représentations (genres littéraires, codes graphiques) ou de matrices disciplinaires et professionnelles (le visuel chez les architectes) et, d’autre part, de la synchronie des débats sur l’architecture et l’aménagement urbain ou des visions momentanément dominantes des rapports entre le savoir et l’action, ou bien encore des changements dans les outils (informatique, statistique graphique). La prise en compte de ces différentes temporalités [11] des médiations nous amènent à croiser des travaux historiques, limités toutefois au 20ème siècle, et des travaux contemporains, faisant ainsi apparaître en filigrane, au sein de ce siècle de l’image, des continuités comme des ruptures dans le rapport aux images entretenu par les différents acteurs du monde de l’architecture et de l’aménagement urbain.

La relation entre les images et le politique

La relation que les images entretiennent avec le contexte et le discours politique traverse les différentes opérations de recherche envisagées dans cet axe thématique aussi bien que les projets de valorisation de recherches achevées.

En matière de valorisation, outre la publication faisant suite à la thèse sur le rôle des cartes et figures dans la production des doctrines urbaines, nous souhaitons approfondir les positions politiques de Pierre Lavedan et publier un article portant sur la participation d’historiens de l’architecture et de la ville aux débats sur l’aménagement de Paris (1935-1943) et à leurs publications manifestes et descriptives [12].

Sur le terrain contemporain, les recherches que nous souhaitons entreprendre portent sur la question du lien entre politique, représentation et projet architectural et urbain. Elles croisent le thème de la participation des habitants et de la démocratie participative, qui a généré de nombreuses recherches notamment en sciences politiques et en sociologie urbaine [13]. Parmi celles qui s’intéressent à la question des images du projet urbain, l’importance de ces dernières dans le discours politique a notamment été développée par Michel Lussault [14].

Il semble que l’attention portée à " l’habitant " ou au citoyen soit susceptible de changer la donne en termes de communication du projet. Il est possible que l’on assiste, avec la volonté de prendre en compte " l’habitant-citoyen " dans les projets, à la construction de moyens de représentation qui permettent de pallier les difficultés qu’induit la distance entre la vision issue de la culture technique ou esthétique des concepteurs et celle des " habitants-citoyens ". Jean-Jacques Terrin a, par exemple, récemment souligné les risques liés à la réception des projets par leurs destinataires et mis en relation la volonté de maîtriser ces risques avec le développement de la thématique des ambiances et des technologies qui permettent de les visualiser. On peut y voir l’un des indices de " la montée de l’"aval" dans la conduite des projets " [15].

Le rôle des images dans la réception des projets par les " habitants-citoyens " constitue ainsi le point de départ de deux nouvelles recherches. L’une s’intéresse à la façon dont les documents de conception et de communication du projet font place à une représentation des destinataires du projet. La seconde porte sur les images respectives que les élus et les habitants forment de l’espace public.

La présence des destinataires dans les documents de projet

Cette recherche part de l’observation que nous avions faite, dans le travail sur les images spatiales, de l’évocation du point de vue des habitants par les élus, alors même que ces derniers ne participaient pas à cette étape du processus de projet. Cette prise en compte peut sans doute être rapportée au développement de la logique de service, qui fait intervenir la préoccupation du destinataire dans le cadre des débats sur le projet, aussi bien qu’à une conception de l’aménagement marquée par la notion de " bonne gouvernance ". Lorsqu’on aborde l’aménagement du point de vue du langage et des images, on peut également y voir la préparation d’un discours destiné à convaincre les électeurs du bien fondé de cette action d’aménagement et avec elle, de la politique générale de l’équipe au pouvoir. Si l’on considère, en s’appuyant sur les analyses de Patrick Charaudeau, que le discours politique se construit dans deux cadres, perméables l’un à l’autre, celui des débats et celui de la persuasion [16], les échanges entre partenaires du projet que nous avons observés laissent supposer que le discours destiné aux habitants s’élabore en amont. Il n’apparaît donc pas comme une mise en scène a posteriori des décisions prises par l’ensemble des acteurs, relevant d’une politique de communication élaborée postérieurement à la conception du projet [17], mais comme consubstantiel à celle-ci. Ces logiques seront étudiées dans le prolongement de l’enquête menée sur la communauté d’agglomération de Rennes. L’analyse de publications (revues municipales, prospectus, sites Internet) ou d’exposition des projets dans le centre d’information sur l’urbanisme, ou encore de discours des élus prononcés en séance publique pourra compléter celle des échanges tenus en réunion de projet entre partenaires du projet (élus, techniciens, professionnels, etc.).

Les images de l’espace public formées par les élus et les habitants

Cette recherche porte sur les images et pratiques de l’espace public dans la ville contemporaine et propose deux approches coordonnées : celle de la valeur de l’espace public et de son image dans le discours politique local, celle de sa réception par les habitants. Il s’agit de mettre à jour les mutations de perception et d’utilisation de la valeur " espace public " dans les actions d’aménagement. Peut-on dire que l’espace public est une valeur encore centrale dans les processus d’élaboration et de médiatisation des projets ? Comment est-il perçu par des habitants qui aspirent à une sécurité et à une intimité qui, selon certaines analyses, deviendraient de plus en plus synonymes de " sécession " [18] ? Cette recherche aura pour terrain l’aire toulousaine. Elle participera d’une action qui voit la collaboration du département de la recherche de l’école d’architecture de Toulouse et de l’Université du Mirail et qui s’effectuera dans le cadre du programme POPSU (Plate-forme d’observation des projets et des stratégies urbaines) qui engage plusieurs institutions universitaires et administratives en France [19]. Les résultats de cette recherche pourront être confrontés à ceux de la recherche menée dans l’axe thématique " Conception, usages, expériences " et qui s’intéresse à la part des habitants, des démarches de projet et des contextes réglementaires et politiques dans la création d’une urbanité de la ville.

Résultats attendus

En introduisant dans cet axe thématique portant sur les images et les médiations la dimension politique, nous attendons une meilleure compréhension du discours sur le projet architectural et urbain. D’un point de vue formel, ce discours partageant avec le discours politique le fait de se situer entre langage, savoir et action, son étude éclaire les logiques de la construction du discours d’aménagement.

Son étude permet d’envisager le travail de l’architecture et de l’urbanisme à travers des situations de communication réunissant des acteurs de la conception et de l’urbanisme avec des élus et des habitants. La prise en compte de ce triangle d’acteurs professionnels, élus, habitants, fait ainsi écho, sur le plan des discours textuels et visuels, aux travaux réalisés dans l’axe Conception usages, expériences. L’étude de cette modalité d’interaction que constitue le discours éclaire une activité essentielle de l’architecte, de l’urbaniste et du paysagiste, celle de médiateur, qui évolue avec la multiplication des acteurs du projet et la prise en compte des habitants. Elle informe également le travail de conception car les mêmes images peuvent aussi bien être des instruments de l’activité de conception que de communication.

Cette approche par les images et les médiations contribuera à la connaissance de la nature et les usages des outils et des savoirs qui circulent dans le domaine de la production architecturale et urbaine et devrait enrichir les approches développées par les sociologies urbaines et des professions, ainsi que, grâce à l’élaboration de travaux de nature historique, l’histoire sociale de l’architecture et de l’urbanisme.

Notes

[1Cf. la présentation de la notion de médiation par Nathalie Heinich, qui distingue trois types de médiateurs : les personnes, les institutions et "les mots et les choses" dans La sociologie de l’art, Paris, La Découverte, 2001, p. 58-73.

[2Camus C., Evette T., Identités professionnelles et images médiatiques. Les interventions sur l’existant dans la presse technique et professionnelle et dans la presse spécialisée grand public, Paris, Puca, 2003.

[3Chapel E., Grudet I., Mandoul T., Images spatiales et projet urbain, Paris, Puca, 2005.

[4Chapel E., Cartes et figures de l´urbanisme scientifique en France (1910-1943), Recherche sur le rôle et les fonctions de la statistique et de l´unification graphique dans la production des doctrines urbaines, Paris, Université Paris VIII, thèse de doctorat en Urbanisme et Aménagement, 2000.

[5Cf. Benaïssa A., Pousin F., "Figuration et négociation dans le projet urbain", Les cahiers de la recherche architecturale et urbaine, n° 2/3, 1999, pp. 119-134 ; Söderström O., Des images pour agir. Le visuel en urbanisme, Lausanne, Payot, 2000 ; Toussaint J.-Y., "Le collectif d’énonciation de l’espace ou l’histoire des acteurs que cachait l’architecte", Les cahiers du LAUA, n° 3, 1995.

[6Cf., pour l’architecture, Camus C., Lecture sociologique de l’architecture décrire. Comment bâtir avec des mots, Paris, L’Harmattan, 1996 ; Camus C., "Dire le faire. Présentation d’architectes ou présentation d’œuvres", Les Cahiers de la recherche architecturale n°2-3, p. 107-118, 1999 et, pour l’urbanisme : Grudet I., La coordination et la transmission. Etude comparative de dictionnaires de l’urbanisme, mémoire de DEA, Paris 8 - EAPB, 1997 ; Chapel E., Grudet I., Mandoul T., Images spatiales et projet urbain, op. cit.

[7En relation avec les mondes de l’architecture et de l’aménagement urbain, plusieurs travaux ont été consacrés à des œuvres écrites, notamment Lepetit B., Topalov C., La ville des sciences sociales, Paris, Belin, 2001 ; Mandoul T., L’"Histoire de l’architecture" d’Auguste Choisy. Entre raison et utopie, thèse de doctorat, Saint-Denis, Paris 8, 2004 ; Brucculeri A., L’architecture classique en France et l’approche historique de Louis Hautecoeur : sources, méthode et action publique, thèse de doctorat, , Paris - Venise, Univ. Paris 8 et Instituto universitario di architettura di Venezia, 2002.

[8Grudet I., L’histoire de l’urbanisme de Pierre Lavedan de 1919 à 1955 : entre savoir et action, thèse de doctorat, Saint-Denis, Univ. Paris 8, 2005.

[9Ducrot O., " Enonciation", in Ducrot O., Schaeffer J.-M., Nouveau dictionnaire encyclopédique des sciences du langage, Paris, Seuil, 1995, p. 603-611.

[10Bourdieu P., Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.

[11Cette méthode s’appuie sur celle définie pour les textes littéraires par Hans-Robert Jauss dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.

[12Dans la thèse sur l’œuvre historiographique de Pierre Lavedan, l’objectif de montrer que le projet d’écriture de l’histoire de la ville (genre littéraire, catégories descriptives, dispositif photographique) suivait les débats doctrinaux, nous a confronté au contexte de l’occupation allemande, un moment où les productions culturelles étaient fortement encadrées.

[13Pour une synthèse de ces travaux voir notamment : Rui S., La démocratie en débat, A. Colin, 2004 ; Espace et sociétés, "Ville et démocratie", n°112 ; Annales de la recherche urbaine "Gouvernances", n° 80-81, 1998.

[14Lussault M. , "La ville clarifiée. Essai d’analyse de quelques usages carto-iconographiques en œuvre dans le projet urbain", in Cambrezy L., de Maximy R., dirs, La Cartographie en débat. Représenter ou convaincre, Paris, Orstom-Khartala, 1995, pp. 157-193 ; Lussault M., "Images (de la ville) et politique (urbaine)", Revue de géographie de Lyon, vol. 73, n° 1, 1998, pp. 45-53.

[15Evette T., "Quelques perspectives sur la conduite des projets d’aménagement" et Terrin J.-J., " La construction des expertises techniques au sein du processus de projet", in Bonnet M., dir., La conduite des projets architecturaux et urbains : tendances d’évolution, Paris, La documentation française, 2005.

[16Charaudeau P., Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert, 2005.

[17On peut d’ailleurs observer que ces politiques de communication se mettent en place parallèlement au projet et l’accompagnent dès l’origine et jusqu’à son aboutissement ; Cf. notamment les travaux de Véronique Biau sur la communication municipale.

[18Esprit, "La ville à trois vitesses : gentrification, relégation, périurbanisation", mars-avril 2004.

[19GIP " L’Europe des Projets Architecturaux et Urbains. Etudes comparatives sur les projets urbains des grandes villes françaises " (Plan Urbanisme Construction et Architecture), sous la responsabilité de Danièle Valabrègue et Robert Prost, directeur scientifique. Nous participons à une équipe de recherche regroupant quatre enseignants chercheurs de l’Ecole Nationale Supérieure d’Architecture de Toulouse : E. Chapel (LET), F. Gaudibert (PAVE), G. Ringon (PAVE), P. Weidknet (PAVE).