Axe 1 - Conception, usages, expériences

 Usability of Workplaces – theory and practice ;
 Architecture et urbanité – la part des habitants ;
 La ville numérique ;

L’étude des savoirs et des modes d’action des groupes sociaux impliqués dans la conception, la production et la gestion de l’espace est depuis longtemps un domaine de recherche privilégié du LET, et tout particulièrement dans le cas des lieux de travail. Ce domaine sera maintenu durant les prochaines années. S’il s’agit en partie de veille scientifique, de diffusion des problématiques ou de valorisation des travaux antérieurs, la recherche se poursuivra en insistant sur les rapports entre savoirs et action, notamment dans les conditions actuelles de la production du cadre bâti, comprenant la prise en compte, aujourd’hui déterminante, des usages et des expériences des acteurs dans les processus de production.

La gestion des savoirs et leur distribution dans les systèmes d’acteurs ont déjà été appréhendées dans un certain nombre de recherches, y compris dans celles du LET. Ces travaux ont fait porter l’accent sur la diversité et la complexité des systèmes d’acteurs, tant au niveau de la maîtrise d’ouvrage [1] qu’au niveau de la maîtrise d’œuvre [2]. et sur les interactions à l’intérieur de tels systèmes. Les résultats obtenus permettent de mieux comprendre les finalités divergentes des acteurs, les processus d’élaboration des politiques architecturales et spatiales des entreprises et la mobilisation des savoirs dans les processus de coopération d’experts. Tout en nous appuyant sur les acquis de ces travaux, nous pensons qu’il est nécessaire d’en élargir les perspectives à partir de la question de la place des usages et des expériences dans la conception.

La production du cadre bâti est confrontée à un nombre croissant d’incertitudes. Les difficultés qui en découlent entraînent une attention accrue vis-à-vis de la pertinence économique et sociale des ouvrages bâtis et aménagés ainsi que des interrogations sur la capacité des dispositifs de production à traiter de problématiques nouvelles et devenues plus complexes. Au-delà des initiatives développées lors des situations de production singulières, les acteurs témoignent de la nécessité de faire évoluer les savoirs et les modalités de leur mise en circulation. On connaît notamment la difficulté d’organiser le réemploi des savoirs élaborés au cours des processus de production et d’occupation, dans les activités de conception. Cette difficulté renvoie, d’un côté, à l’articulation entre des savoirs et des situations précises d’opération immobilière ou urbaine et, de l’autre côté, à la transmission et la capitalisation des savoirs d’une opération à l’autre et entre les acteurs.

Dans ce contexte, la question des conditions et des effets du réemploi au cours du processus de production de savoirs élaborés précédemment prend tout son sens. Nous la rapprochons d’une autre, celle des effets d’une prise en compte des usages et des expériences des acteurs sur les structurations professionnelles et interprofessionnelles. Nous pensons notamment à la professionnalisation de compétences jusque là restées informelles (la figure du médiateur dans des projets urbains ou des projets immobiliers complexes en est un exemple) ou l’apparition de nouveaux services et de nouveaux métiers (notamment dans la gestion immobilière et dans l’aménagement urbain).

Les usages

Un basculement en faveur de la prise en compte des usages dans la conception s’opère depuis au moins une décennie dans le secteur de l’industrie. Par des démarches qui ont été regroupées sous le nom de usability studies [3], les usages, généralement objet d’analyse préliminaire ou consécutive à la conception, font progressivement leur entrée dans le processus de conception lui-même [4]. La présence de l’expérience de l’utilisateur dans la conception y est considérée comme un facteur d’efficacité, d’efficience et de satisfaction [5].

Une série d’enjeux sont liés à la prise en compte des usages dans la conception, qui dépassent largement le secteur de la production du cadre bâti. Ils émanent de l’imbrication entre la prise en compte de ces usages et le fonctionnement des groupes sociaux au cours d’un processus de conception, comme lors de toute action organisée qui les réunit. Trois enjeux essentiels de la prise en compte des usages doivent être relevés :

 L’enjeu productif : l’accélération du rythme des innovations et l’importance accordée à la qualité des résultats des processus de conception renvoient à la diversité des usages et leur potentiel d’évolution. Le " retour d’information " de l’utilisateur tout au long du cycle de vie du produit apparaît comme un facteur essentiel de l’amélioration de la performance, tant au niveau du processus qu’au niveau de l’objet à produire (pertinence, coût, qualité, délai). La prise en compte des usages se traduit notamment dans des démarches où les acteurs évaluent de manière incessante la facilité d’utilisation des produits à venir et l’évolution des interactions qui s’appuieront sur ces mêmes produits.

 L’enjeu d’(in)formation : il est également nécessaire de questionner les effets de l’expérience du processus de conception sur les utilisateurs. L’apprentissage est un aspect clé de cette question. Les formes d’appropriation et d’apprentissage des nouveaux systèmes visés par la conception peuvent s’avérer décisives pour la qualité des usages à venir. Réduire les écarts de compréhension entre les futurs utilisateurs ou anticiper une médiation entre diverses modalités de fonctionnement peut devenir un objet important de l’analyse des usages au cours de la conception. Dans cette perspective, le processus de conception est parfois considéré comme aussi important que la réalisation d’un produit par rapport aux objectifs poursuivis [6].

 L’enjeu politique : l’occupant d’un lieu, en quittant la position de cobaye ou de " simple " source d’information, devient utilisateur, usager, client, patient, etc. Sa position d’acteur implique aussi de lui reconnaître des finalités propres. La gestion des processus ne peut être réduite à des choix techniques ou des décisions stratégiques unilatérales. Des débats doivent nécessairement s’ouvrir sous peine de renoncer à l’objectif de prise en compte des usages [7].

Les expériences

L’intérêt d’introduire la notion d’expérience dans la question des savoirs est qu’elle engage à prendre en considération des savoirs hétérogènes. Elle accepte les différences de nature entre les savoirs, d’une part, et les modalités d’élaboration et d’emploi de ces savoirs, d’autre part. Deux aspects nous intéressent particulièrement dans la notion d’expérience.

Le premier aspect renvoie à l’expérience comme un ensemble de savoirs acquis. Elle permet non seulement de tenir compte de la nature particulière des savoirs mobilisés, et notamment du fait qu’ils sont fréquemment informulés, mais également de questionner l’idée répandue d’une asymétrie entre le client " ignorant " et le professionnel " savant ". Cette notion conduit à s’affranchir, méthodologiquement au moins, des découpages a priori entre les catégories professionnelles pour étudier comment les savoirs sont distribués dans les systèmes d’acteurs.

Le deuxième aspect renvoie à l’expérience comme un processus au cours duquel s’effectue une production ou un échange de savoir. Cette notion nous semble ouvrir une perspective nouvelle pour étudier les problèmes et les enjeux de la coopération entre les acteurs. Peut-il y avoir réellement un transfert de savoirs ou s’agit-il d’une stimulation mutuelle entre différents savoirs. Et encore : quelle est la nature des articulations qui s’établissent entre les savoirs de plusieurs acteurs ? Quelles sont les conditions de perméabilité, d’un acteur à l’autre, des expériences de chacun ?

Ces questions nous sont apparues lors d’une première recherche sur la médiation entre acteurs d’opérations immobilières complexes [8]. A partir des résultats obtenus, les pistes les plus prometteuses portent sur les effets de la prise en compte de l’expérience sur l’organisation des processus de projet ; l’émergence de nouvelles formes d’exercice d’un métier, l’émergence de nouveaux métiers (ex. : la figure de médiateur) ; et enfin sur les parcours professionnels et les processus de professionnalisation.

* * *

Pour nous résumer, l’élargissement des perspectives que nous proposons par rapport aux travaux existants porte sur deux aspects : en premier lieu, l’objet de notre analyse est bien la chaîne des actions et des savoirs qui relient la conception et les usages d’un lieu ; en deuxième lieu, l’analyse doit prendre en considération l’ensemble des acteurs de cette chaîne sans procéder à une hiérarchisation a priori des finalités qu’ils poursuivent à travers le projet.

En ce sens, notre objet d’analyse ne se distingue pas seulement de celui d’un certain nombre de recherches dans le domaine de la production architecturale et urbaine. Il constitue également un élargissement des travaux qui visent un rapprochement entre les usages des lieux et les pratiques de gestion. Ces travaux qui ont contribué au renouvellement des questionnements des sciences de gestion, en particulier dans le domaine de l’" action située ", des agencements organisationnels et de la gestion des ressources, appréhendent la place de l’espace dans l’action organisée notamment en tant que ressource symbolique et cognitive [9]. La notion de gestion de l’espace, qui s’est appuyée sur l’analyse de la modification symbolique d’un lieu [10] opérée à travers les usages dans le temps, pourrait faire l’objet d’un questionnement quant à son apport à la conception.

Démarches

Ce questionnement sur les liens entre usages et conception empruntera plusieurs voies selon les terrains et les projets de recherche programmés. Ces voies passent notamment par l’étude d’opérations immobilières ou urbaines, en cours ou réalisées, qui explorent, déplacent ou réexaminent les articulations entre usages et conception. Les opérations découlent de l’initiative de différentes structures : d’entreprises, de collectivités locales ou d’autres institutions. Elles permettent d’appréhender les pratiques des acteurs dans leur portée et leurs conséquences à la fois sur le terrain spécifique où elles sont engagées et au-delà d’elles, dans les aspects qu’elles atteignent et sur lesquels elles agissent volontairement ou non.

Nos analyses seront structurées essentiellement autour de trois thèmes : le premier concerne l’évolution de la manière dont s’organisent les groupes d’acteurs (professionnalisation, compétences…), ainsi que les démarches et outils mis en œuvres sur les terrains pour comprendre les usages et mobiliser les acteurs. Le deuxième thème porte sur les formes d’interaction entre utilisateurs (eux-mêmes divers) et concepteurs. Le dernier thème prend en compte les pratiques d’évaluation (comment ? par qui ?) et les difficultés de définir l’objet et les critères de jugement de l’évaluation (dimension immatérielle des ressources en question).

Ces thèmes seront développés dans les projets de recherche suivants :

 Projet de recherche : Usability of Workplaces - theory and practice
Les acteurs du domaine de la conception et de la construction des bâtiments, préoccupés par la question de la performance du cadre bâti, limitent généralement leur analyse aux aspects techniques et fonctionnels. L’introduction du concept de " usability " dans la recherche et la pratique de l’évaluation des bâtiments permettrait d’ouvrir cette question aux aspects de la qualité des expériences des utilisateurs. Le potentiel d’utilisation d’un bâtiment pourrait ainsi être évalué selon une analyse des usages réels ou souhaités de l’organisation utilisatrice et en relation avec les connaissances mobilisées dans les processus de décision concernant l’architecture et l’aménagement de l’espace.
Nous proposons d’élaborer une analyse comparative des processus, des méthodologies et des outils d’évaluation mis en œuvre dans des opérations immobilières à vocation industrielle, tertiaire et hospitalière. La recherche sera conduite dans le cadre du réseau du CIB : Working commission W111 " Usability of workplaces " et portera sur 5 à 7 opérations immobilières en Europe, à Hongkong et en Australie.

 Projet de recherche : Architecture et urbanité - la part des habitants
L’objet de notre recherche est l’intervention des habitants sur les espaces extérieurs de leur habitation (espaces intermédiaires tant publics que privés) après le chantier de leur première mise en œuvre, et d’analyser le processus constructif mené par les habitants de concert avec les forces et processus naturels.
Nous proposons d’analyser les pratiques en développant les éléments d’une étude comparative entre certains quartiers d’habitations en France, en Allemagne et en Autriche (avec nos partenaires au sein d’un programme Socrates IP : universités de Karlsruhe, Munich et Vienne) [11]. En France, nous examinerons comment une attitude et des mécanismes divers conduisent à une stérilisation de l’espace public ou privé, corollaire à une séparation du domaine privé de l’habitation d’avec le domaine public selon une logique d’étanchéité. En regard, en Allemagne, on analysera un contexte et une démarche très différents : les habitants aménagent, modifient et complètent leurs habitats, les processus de la nature se déploient. On assiste alors à la production d’éléments matériels, véritable " deuxième chantier ", qui parachève la constitution des espaces. Cette production n’est possible que si les projets d’architecture savent l’intégrer et si les cadres culturels, réglementaires, savent le favoriser et le réguler.
Ce questionnement sur l’habitant en tant qu’acteur - quelle place dans la production, quel retour de son action sur la conception - ira de pair avec le questionnement sur la nature des lignes de partage de l’espace urbanisé, ainsi que sur la nature de la conception en architecture en regard des chantiers successifs de sa réalisation.

Résultats attendus

Les deux projets de recherche permettront de nourrir la réflexion qui appréhende les usages et les expériences comme ressources pour la conception. Ils pourront apporter un nouveau regard sur l’évaluation du potentiel d’usage des bâtiments et des aménagements ainsi que sur la question des méthodes employées par les acteurs, professionnels ou non. A partir de ces travaux, on devrait mieux comprendre l’évolution des processus de conception liée à la prise en compte des usages et son implication dans l’organisation des projets.

Plus généralement, l’analyse des effets de cette évolution sur les pratiques professionnelles devra contribuer au débat dans le domaine de la production architecturale et urbaine en questionnant notamment les caractères du projet architectural ou urbain, leur organisation et le statut des acteurs. Elles pourraient également apporter une perspective complémentaire aux travaux effectués dans des domaines comme les sciences de gestion, la sociologie des professions et la sociologie du travail.

Notes

[1Evette T. (dir.), Lautier F., Plais D., Macaire E., Les expertises dans la phase amont des projets de bâtiment (définition et programmation). Etudes de cas : projets à l’échelle de l’édifice, Paris, Rapport de recherche pour le PUCA, LET-EAPLV, 2001 ; Lautier F., « Eléments pour une typologie problématique des maîtrises d’ouvrage », in Bonnet M., Claude V., Rubinstein M. (eds.), La commande …de l’architecture à la ville, Paris, PUCA, 2001, t. 2 ; et "Les maîtrises d’ouvrage : des produits et des processus" in Bonnet M., dir., La conduite des projets architecturaux et urbains : tendance d’évolution, Paris, La documentation française, 2005.

[2Coudurier E., Tapie G., dirs., Contrat d’Etudes Prospectives sur l’évolution des professions de la maîtrise d’œuvre, rapport pour le Ministère de l’Emploi et de la Formation Professionnelle, Paris, GRAIN, novembre 2001.

[3Voir notamment Nielsen J., Usability Engineering, Cambridge, AP Professional, 1994.

[4En ce sens, la prise en compte des usages vise d’autres buts et prend d’autres formes que ce qui a été développé durant les années 60 et 70 : Advocacy planning avec Christopher Alexander, Participation in the design of workspaces avec Colin Clipson ou l’Anact, Conception et usage de l’habitat au Plan Construction.

[5ISO 9241-11:1998, "Exigences ergonomiques pour travail de bureau avec terminaux à écrans de visualisation (TEV)" - Partie 11 : lignes directrices relatives à la usability.

[6Cette position apparaît dans des recherches sur la gestion des systèmes socio-techniques complexes. Voir notamment Journé, B., "Les paradoxes de la sûreté nucléaire", in Perret, V. et Josserand E., Paradoxe et Science de l’Organisation, Paris, Editions Ellipse, coll. HEC, 2003, pp. 223-252. Elle renvoie aussi à des recherches dans le domaine de la production architecturale. Voir notamment : Granath J.A., Adler N., Lindahl G.A., "Organizational learning supported by design of space, technical systems and work organization, a case study from an electronic design department", 1999.

[7Cet aspect est plus connu dans des opérations à l’échelle de la ville où l’acteur-citoyen occupe une place nouvelle. Cf. Godard F., dir., Le gouvernement des villes. Territoire et pouvoir, Paris, Descartes & Cie, 1997.

[8" La médiation de l’expérience dans la production des opérations immobilières complexes. ", recherche dans le cadre du programme " Activités d’experts et coopérations interprofessionnelles " du PUCA, 2003 - 2004 ; rapport final en cours de rédaction.

[9Gagliardi P., "Exploring the aesthetic side of organizational life", in Clegg S. R., Hardy C., Nord W. R., eds., Handbook of organization studies, London, Sage Publications, 1996, pp. 565-580. Girin J., "La communication dans une tour de bureaux" in Chanlat J.-F., ed., L’individu dans l’organisation. Les dimensions oubliées, Laval, Les presses de l’université Laval, Editions Eska, 1990, pp.185-197. Schronen D., Le management à l’épreuve du bureau, Paris, L’Harmattan, 2003. Maclouf E., "Délocalisations, réaménagements, activités quotidiennes. Les pratiques de gestion des espaces de travail dans leur contexte", Revue internationale sur le travail et la société, octobre 2005.

[10Voir notamment le concept de figuration développé dans la thèse de Michaël Fenker : L’espace : un mode de gestion de la dynamique organisationnelle, thèse de doctorat en sciences de gestion, Centre de Recherche en Gestion, Ecole Polytechnique, Paris, 2003.

[11Soulier N., Wirz H., "L’espace public n’appartient-il à personne ? A propos de Freibourg", à paraître en 2006.